Transpoétique de Jean-Pierre Balpe. Vers une post-culture numérique ?

Issue 10 (Autumn 2019), pp. 23-40

DOI: 10.6667/interface.10.2019.88

 

Transpoétique de Jean-Pierre Balpe. Vers une post-culture numérique?

Charlène Clonts

Université de Pau et des Pays de l’Adour

et

Université de Kyushu

Résumé

Jean-Pierre Balpe est plus particulièrement connu pour avoir créé des logiciels de génération automatique de textes. L’œuvre numérique ainsi générée est disséminée sur internet sous des noms divers. L’un d’entre eux est Germaine Proust dont les poèmes sont publiés régulièrement sur deux sites internet: Mes Contre-Haïkus et Jean-Pierre Balpe – Un Univers de génération automatique littéraire. De même, c’est sur ce dernier blog que paraissent des poèmes animés sous le nom de l’hétéronyme Le Poète. Les productions de ces deux hétéronymes sont le lieu d’un questionnement sur une poétique du trans- (cultures, formes, genres littéraires, arts, champs), sur le métissage créé par la littérature numérique et sur ses prolongements au travers de l’évocation d’une post-culture. Cette transpoétique interroge la place, la fonction et l’existence du sujet poétique par rapport à l’internaute, ainsi que la relation de l’homme à la machine. Elle présente simultanément et implicitement des réflexions sur l’espace et le temps mais aussi sur la création poétique et ses supports.

Mots-clés: poésie contemporaine, poésie numérique, Jean-Pierre Balpe, haiku, arts et sciences, machine, culture, identité, temps, espace, medium

Abstract

Jean-Pierre Balpe is more particularly known for having created software for the automatic generation of texts. The digital work thus generated is disseminated on the internet under various names. One of them is Germaine Proust whose poems are regularly published on two websites: My Counter-Haïkus and Jean-Pierre Balpe - A literary automatic generation universe. In the same way, it is on this last blog that animated poems appear under the name of the heteronymous Poet. The productions of these two heteronyms are the locus of a questioning on a poetics of the trans- (cultures, forms, literary genres, arts, fields), on the miscegenation created by the digital literature and on its extensions through the evocation of a post-culture. This transpoetic questions the place, the function and the existence of the poetic subject in relation to the online reader, as well as the relation of the man to the machine. It simultaneously and implicitly presents reflections on space and time but also on poetic creation and its supports.

Keywords: contemporary french poetry, digital poetry, Jean-Pierre Balpe, haiku, arts and sciences, machine, culture, identity, time, space, medium

Professeur émérite de l’Université Paris 8, Jean-Pierre Balpe est plus particulièrement connu pour ses recherches sur la génération automatique qui débutent dans les années 70 pour aboutir dans les années 80 à la création de logiciels de génération automatique de textes. Alors que la génération combinatoire de textes qui apparaît après la seconde guerre mondiale donne naissance à la littérature dite “assistée par ordinateur”, la génération automatique de textes est l’une des origines de la littérature dite “numérique” (Bootz, 2006). Les premiers logiciels de génération automatique de textes sont inventés par Balpe. Ce sont des générateurs de poèmes, comme le programme Haïkus ou le programme Renga. L’œuvre numérique produite par ces générateurs automatiques est disséminée sur internet sous des noms divers que le chercheur nomme des “hétéronymes” (Balpe, 2012), lui-même se considérant de la sorte comme un “méta-auteur”. L’un des hétéronymes est Germaine Proust, dont les poèmes sont publiés régulièrement sur deux sites internet: Mes Contre-Haïkus et Jean-Pierre Balpe – Un Univers de génération automatique littéraire. De même, c’est sur ce dernier blog que paraissent des poèmes animés sous le nom de l’hétéronyme Le Poète. Les productions de ces deux hétéronymes sont le lieu d’un questionnement sur une poétique du trans- (cultures, formes, genres littéraires, arts, champs), sur le métissage créé par la littérature numérique et sur ses prolongements au travers de l’évocation d’une post-culture. Cette transpoétique interroge la place, la fonction et l’existence du sujet poétique par rapport à l’internaute, ainsi que la relation de l’homme à la machine. Elle présente simultanément et implicitement des réflexions sur l’espace et le temps mais aussi sur la création poétique et ses supports.

1 Migrations linguistiques et déplacement des frontières

A l’heure du multiculturel, du pluriculturalisme, du multilinguisme, de l’interculturalité, etc., le mot “transculturalité” apparaît de plus en plus régulièrement, notamment dans la critique littéraire. Partant de la définition du Trésor de la langue française (TLF, 1994) qui fait référence à un emploi journalistique, on lit que l’adjectif “transculturel” évoque une “double culture”. Le Larousse (2009), quant à lui, précise que l’adjectif “transculturel” se dit “d’un phénomène social qui concerne plusieurs cultures, plusieurs civilisations différentes”. Issu de l’anthropologie, le terme souligne les relations entretenues par différentes cultures et par différentes civilisations. Enfin, L’Encylopedia Universalis (2019) met en évidence l’adjectif “transculturel” employé par Eugenio Barba lors de la création en 1979 de l’International School of Theatre Anthropology, ayant notamment pour objectif de “rencontrer d’autres cultures et (…) faire en sorte qu’elles se fécondent mutuellement”. Il semble cependant encore difficile de distinguer précisément l’interculturel, le multiculturel et le transculturel dans ces définitions. Comme le montre Angela Buono (2011) en s’appuyant sur les travaux de Fulvio Caccia et Lamberto Tassinari, les préfixes employés peuvent permettre de différencier l’inter- et le multi-culturel par rapport au trans-culturel: d’une part, les cultures sont reliées mais toujours distinctes; d’autre part, les relations entre les cultures créent quelque chose de neuf qui dépasse la simple combinaison d’éléments hétérogènes. Ces quelques éléments de définition signalent ainsi que les phénomènes de transculturalité paraissent sous la forme de transferts, de fusions, de mutations et de créations. Ces processus de métamorphoses de la forme peuvent donc concerner la poétique prise dans son sens le plus large, et en particulier l’œuvre numérique de Jean-Pierre Balpe. De fait, la traduction est tout d’abord l’une des composantes de l’interculturalité (première étape avant la transculturalité) par les échanges qu’elle induit entre ses parties. Les poèmes animés de l’hétéronyme Le Poète s’appuient ainsi sur la traduction pour proposer au spectateur une multiplicité de langues et de voix. Ils suggèrent une rencontre polyglotte et rappellent les déplacements verbaux insolites opérés par d’autres créateurs du numérique, comme Claude Faure dans le poème animé La Dérive des continents (1990).

Tout d’abord, le poème “Languages wastes” (2019) de l’hétéronyme Le Poète apparaît à l’écran successivement en français, en espagnol, en italien, en allemand, puis en anglais, mais aussi à l’oral avec la lecture automatique du texte en anglais (voir figure 1). Les résidus (wastes) auxquels fait référence le texte sont à la fois ceux de l’espace et ceux des discours sur l’espace. En effet, le poème est généré à partir de discours issus de films documentaires évoquant l’univers. Partant du texte liminaire en français, l’auteur conçoit les autres poèmes en langue étrangère grâce à Google Traduction. Il s’agit ainsi de textes en miroir issus d’une traduction automatique. De la sorte, le poème global est un ensemble de poèmes associés selon le procédé de l’arbre: un poème en français en génère un autre en italien qui en génère un autre en espagnol, et ainsi de suite. Le discours se meut et se déroule d’une langue à l’autre. Ainsi, dès les premières minutes du poème animé, des mots en espagnol défilent de haut en bas et de bas en haut, en arrière-plan du texte français pendant que celui-ci s’affiche progressivement sur l’écran. A ses côtés, le même type de mouvements verticaux fait peu à peu apparaître le texte traduit en italien.


Figure 1. Le Poète, “Languages wastes”, Jean-Pierre Balpe –Un Univers de génération automatique littéraire,
juin 2019, capture d’écran reproduite avec l'aimable autorisation de J.P. Balpe


La traduction et l’intrication des textes affichés sur l’écran signalent des échanges linguistiques. L’auteur expérimente le franchissement des seuils qui existent entre les langues et les cultures (Yuste, 2014): en effet, on touche aux limites de la traduction en ce qu’elle doit habituellement s’inscrire dans plusieurs contextes culturels. Or, l’emploi de Google Traduction ne permet qu’une traduction “sans culture” ou du moins ne donne lieu qu’à une traduction sans contexte. Il semble donc difficile de parler à ce stade d’interculturalité car, s’il y a bien d’un texte à l’autre des échanges de données lexicales et structurales fondatrices de l’œuvre, la relation qui pourrait s’établir entre deux individus ou deux groupes apparaît tronquée puisque sans contexte de communication. Cependant, l’étymologie du mot “relation” signale que celle-ci est aussi “rapport” ou même “témoignage” (TLF, 1994). Dans une perspective étroite, la traduction automatique effectue des rapports, peu importe qu’on les considère comme erronés ou insuffisants. Elle est aussi le témoignage du brassage des langues et des cultures d’un monde globalisé. En ce sens, elle permet la circulation de l’idée d’interculturalité, sans ancrage déterminé dans une ou des cultures données. C’est ce que José Yuste Frias nomme le métissage, en faisant référence aux travaux de Laplantine et Nouss. Il évoque ainsi le migrant en Europe:

L’identité-racine est ratifiée par la prétention à la légitimité qui mobilise la pensée de l’autre et celle du voyage “ensouchant” la pensée de soi et du territoire; elle permet à une communauté de proclamer son droit à la possession d’une terre, laquelle devient ainsi territoire. Par contre, l’identité-relation du migrant en Europe exulte la pensée de l’errance et de la totalité; elle ne conçoit aucune légitimité comme garante de son droit, mais circule dans une étendue nouvelle, ne se représente pas une terre comme un territoire, d’où on projette vers d’autres territoires, mais comme un lieu où on “donne-avec” et on peut tout “com-prendre”. (Yuste, 2014, p. 102)

Le métissage évoqué par Yuste est plus proche des phénomènes à l’œuvre dans les poèmes de Balpe que ne l’est l’interculturalité à proprement parler. Ainsi, les poèmes animés du méta-auteur ne font pas réellement fusionner les cultures. Ils montrent uniquement que la culture-souche est indifférente. Il s’agirait alors plutôt d’une transculturalité qui transcende les échanges momentanés. D’ailleurs, le méta-auteur et la machine s’éclipsent eux-mêmes sous l’hétéronyme Le Poète, généralisation absolue. Outre les cultures, ce sont les identités qui disparaissent. L’étendue nouvelle qui s’offre au lecteur est l’espace numérique ménagé par Balpe dans son poème animé. L’hétéronyme Le Poète se rapproche alors d’une identité multiple, d’une altérité, voire d’une non-identité. Le Poète est presque sans sujet ou bien un sujet-machinique qui dit l’homme et le monde. Il met aussi en scène une interrogation quant à l’identité créatrice de l’homme. De fait, le lecteur ne peut reconnaître une subjectivité particulière puisque le texte est généré automatiquement. En outre, le lexique employé n’est pas spécifiquement ancré dans un contexte exclusivement contemporain au lecteur. Cependant, de manière plus générale, le lecteur peut repérer des éléments de liaison entre lui et le monde, entre lui et les autres lecteurs, entre son propre langage et celui employé dans les textes. Même si le langage de l’internaute n’est pas une langue romane, les images peuvent malgré tout constituer un lien. L’un des contextes à prendre en compte dans le poème “Languages wastes” est donc celui donné par les images. Par ailleurs, le texte écrit et lu constitue un point de convergence pour le lecteur par-delà sa propre culture et sa propre langue, même s’il ne maîtrise pas forcément la langue employée dans l’œuvre, car le texte multilingue déplace les frontières: il représente une possibilité du discours de l’homme, discours qui est toujours composite et toujours à reformer, d’où l’intérêt de Balpe pour les Grands Rhétoriqueurs et pour Raymond Queneau (Balpe, 1998) qui écrivent par combinaisons et bifurcations. Un métissage plus vaste réside ainsi dans la référence à une identité globalement humaine qui peut se matérialiser dans le poème animé à partir de la succession de langues qui s’entremêlent et d’images prises depuis l’espace ou la stratosphère.

2 Du transfert au franchissement

Les contre-haïkus de l’hétéronyme Germaine Proust (voir figure 2) ne correspondent pas exactement à ce que l’on nomme la poésie animée. Comme dans le poème “Languages wastes”, la poésie animée ne permet la fixation d’un texte particulier par une capture d’écran qu’au risque d’une perte. En effet, le texte ou plutôt les textes du poème animé de Balpe ne sont pas figés par une instance énonciatrice dans l’écriture: le lecteur choisit tel ou tel chemin de lecture tout en constituant sa propre énonciation dans le labyrinthe des mots qui défilent, et ce malgré la lecture automatique du texte anglais. On trouve cependant des phénomènes similaires, à l’œuvre à la fois dans les contre-haïkus et dans le poème animé des hétéronymes. Tout d’abord, l’image-support sur laquelle s’inscrivent les contre-haïkus constitue un objet reconnaissable par le spectateur.


Figure 2. Germaine Proust, “Avoir Besoin d'Être”, Mes Contre-Haïkus,
mai 2019, capture d’écran reproduite avec l'aimable autorisation de J.P. Balpe


Dans les photographies d’arrière-plan de Mes Contre-Haïkus, on reconnaît tout d’abord les éléments naturels (fleurs, arbre, ombre, feuilles, pierres…). Immédiatement associé au mot “haïku”, l’assemblage produit une reconnaissance. Cependant, l’intitulé générique des poèmes fait aussi référence à un côte à côte, une proximité, voire une opposition (contre). De fait, il s’agit surtout d’une re-connaissance du haiku en raison des différences formelles entre la forme du haiku et les poèmes de Germaine Proust. Ainsi, ces derniers ne respectent pas la versification traditionnellement employée pour la création de haiku en langue française (7/5/7 syllabes sur trois vers). La recréation s’effectue donc davantage sur la forme que sur le fond puisque les contre-haïkus s’appuient toujours sur des termes évoquant la nature (“terre”, “acacias”, “jasmin”, “nature”, “lune”, “jour”, “fleurs”, “trichoptères”, “vent”, “miel” dans les dix derniers poèmes publiés), selon le principe du kigo (季語 “mot de saison”). En outre, se posent implicitement les grandes questions de l’humanité: on peut ainsi recenser dans ces haiku des notions comme celles de perception, d’être et d’existence, mais aussi des évocations sur la place de l’homme dans l’univers, sur le temps et sur les origines. Le transfert de la forme poétique japonaise (ou plutôt de l’idée de haiku retranscrite en langue romane) se concentre ainsi moins sur les particularismes de plusieurs cultures mises en relation (hypothétiquement une culture japonaise, voire chinoise par l’origine des haiku, et une/des cultures de langue française) que sur des questionnements plus généraux comme le temps qui passe ou l’universalité du temps. Il y a donc franchissement (trans-) de l’interstice entre les cultures. Ce pont numérique est d’ailleurs marqué par l’anonymat résultant de la génération automatique des textes, bien qu’il rappelle aussi l’indéfinition du sujet dans le haiku car le je poétique s’y dilue dans l’espace et le temps – il n’est pas anodin que Balpe ait choisi le haiku pour créer ses premiers programmes de génération automatique de textes. Le contre-haïku est donc une forme numérique d’écriture qui traverse, mais aussi transcende. En même temps, elle dé-forme et contre-forme (côte à côte ou face à face) par la multiplication à l’infini sans subjectivité, émettant de la sorte une critique des formes établies. Les contre-haïkus de Germaine Proust, en tant que manipulation de mots, signalent une infinité de possibilités et permettent de manifester à l’infini le temps qui passe et la vie elle-même.

Ainsi, malgré les apparences de sa dénomination, le contre-haïku n’est pas une différence par opposition car, comme l’écrit Gilles Deleuze, il “appartient à l’essence de l’affirmation d’être en elle-même multiple, et d’affirmer la différence” (1972, p. 343). En reprenant une structure (celle couramment employée de nos jours pour réaliser un haiku), l’auteur signale implicitement l’existence de problématiques artistiques liées à la production d’un texte-type, fondé sur un cadre qui produit du prêt-à-consommer. D’un contre-haïku à l’autre, la machine effectue des translations et des glissements à l’intérieur d’un cadre, tout en créant des rapports entre ces possibilités artistiques. Dans le poème animé L’Où (1990), Philippe Bootz joue lui aussi avec les cadres syntaxiques en faisant glisser et évoluer les mots à l’intérieur d’une structure particulière. De fait, le cadre est aussi “fenêtre” (d’après l’un des sens attestés de quadro) (TLF, 1994) ou “écran” qui permet à la fois de concentrer le regard et d’ouvrir vers un ailleurs. Le cadre est en même temps “carré” ou “peinture” (autre sens de quadro) (ibid.). Avec ce jeu du taquin, il s’agit aussi chez Balpe d’un retour humoristique sur le principe créateur des contre-haïkus comme forme poétique affichée sur l’écran et placée sur une image, et comme mise en abyme d’un carré dans le rectangle de l’écran. D’un poème à l’autre, d’un site internet à l’autre, naissent une intra-scansion et une inter-scansion issues de la succession des textes et des images, de leurs origines, de leur simultanéité et de leur agencement. La scansion apparaissant dans la structure du contre-haïku et celle qui s’instaure entre les contre-haïkus évoquent le rythme des langues, fait de répétitions, de télescopages, de suspensions. Face au hasard apparent des créations poétiques de Germaine Proust ou du Poète, cette organisation met en lumière une syntaxe des contre-haïkus, faite de symétries, de placements en miroir, de diffractions et d’arborescences qui soulignent en même temps l’existence d’une ligne de fuite. Il ne s’agit donc pas d’un éternel retour qui rendrait toute communication impossible. Comme dans le cas de la spirale, il y a des décalages par rapport au centre que constituerait la structure initiale du poème. En outre, la machine est capable de se détacher progressivement du modèle en incluant dans son stock de structures et de mots ceux qu’elle a (re)créés (Chatonsky, 2018b). Ainsi, on perçoit déjà l’expérience limite de la littérature telle qu’on l’entend dans son sens le plus traditionnel et son éloignement par rapport à la littérature dite “assistée par ordinateur”.

3 Pour une post-culture numérique?

Les contre-haïkus constituent aussi des méta-haïkus parce qu’ils mettent en scène la génération du texte. De la sorte, sur le site Jean-Pierre Balpe – Un Univers de génération automatique littéraire (voir figure 3), on propose à l’internaute de cliquer sur un bouton afin de générer un (contre-)haiku: “La poésie étant ce que de nos jours elle est, je refuse d’écrire des haïkus si vous n’en manifestez pas le désir en utilisant le bouton ci-dessous. Cependant, si vous en manifestez le désir, ma productivité poétique est infinie…” (Balpe, 2015). Ce préambule est attribué à un “auteur” comme le précise la page d’identification de Germaine Proust, et associé à une image représentant une femme blonde, au regard légèrement outré et présentée à la façon des peintres renaissants. Celle-ci, agente expérimentée, flaire le piège et se sert de lui pour faire passer au gouvernement américain de fausses informations. Chacun de leurs gestes, chacun de leurs mots est calculé pour tromper l’autre:


Figure 3. Germaine Proust, préambule aux Contre-Haïkus,
février 2015, capture d’écran reproduite avec l'aimable autorisation de J.P. Balpe


Le regard mi-indigné, mi-surpris de la femme blonde contredit les propos presque aguicheurs. En effet, après un premier constat désabusé et la manifestation d’une individualité forte, la subordonnée conditionnelle évoque le “désir” potentiel du lecteur. L’anaphore de construction “si vous (n’)en manifestez (pas) le désir” dans sa forme imparfaite (négative puis affirmative) souligne la soumission (voire la prostitution au sens baudelairien du terme) de Germaine Proust à son lecteur, ou du moins met en évidence un pacte de lecture. L’échange entre l’objet du désir et le sujet lisant est de l’ordre du troc ou du commerce, comme le confirme l’emploi des mots “désir” et “productivité”. Cliquer sur le bouton revient à assumer un système créé pour satisfaire le désir humain qui met un étant-machine à sa disposition car “produire” n’est pas l’équivalent de “créer”, même s’il existe aussi des littératures produites, c’est-à-dire construites grâce à des récurrences qui font vendre (Balpe, 1994, p. 10). La commande revient donc à l’internaute: ce n’est plus le poète qui donne l’influx mais le générateur qui devient alors un pseudo-géniteur. Le bouton porte en effet la commande “Générer un autre contre-haïku” afin de créer à la demande. Le préambule instaure donc une relation particulière entre un internaute et un dispositif machinique. Mais s’il existe un influx qui est celui du générateur, c’est toujours la machine ou l’”Imagination artificielle” (Chatonsky, 2018a) qui s’essaie à la fabrique poétique. Gregory Chatonsky, artiste numérique ayant collaboré avec Jean-Pierre Balpe, écrit que

si l’anthropotechnologie peut être abordée comme une genèse relationnelle produisant les éléments mis en relation, l’être humain et la technique, elle peut aussi être envisagée comme une méthode archaïque (sans fondement puisque originairement relationnelle) d’heuristique artistique, c’est-à-dire d’exploration expérimentale. (Chatonsky, 2018a)

L’interculturel homme/machine se constitue donc aussi comme un franchissement de ces mêmes cultures, telles qu’on les perçoit traditionnellement, pour les transcender dans une relation hyper-contemporaine, hyper-humaine et hyper-machinique. L’homme et la machine fonctionnent en réseau et prennent l’écran pour support d’apparition des textes. Ce réseau tripartite se distingue néanmoins de celui qui s’instaure entre ses membres hors-création et dans un but différent. En effet, par le biais de ses hétéronymes, Balpe décontextualise l’homme devant son écran, mais aussi l’acte créatif et la machine. Leur recontextualisation permet de quitter la sphère du banal et celle du champ littéraire traditionnel afin de les rendre à un espace qui n’est plus neutre. Les créations de Balpe et de ses hétéronymes désinstitutionnalisent. Christophe Hanna écrit ainsi à propos des nouveaux dispositifs poétiques que “l’institutionalisation de l’écriture, les logiques sociales de sa conception, de sa mise en circulation, de ses usages ne vont plus d’elles-mêmes: elles sont devenues objets de création, de reconception par l’écriture” (Hanna, p. 7).

De la sorte, on peut dire que la poétique de Balpe est simulacre, au sens deleuzien du terme, c’est-à-dire “image démoniaque, dénué(e) de ressemblance” ou plutôt celle qui “contrairement à l’icône, (…) a mis la ressemblance à l’extérieur, et vit de différence” (Deleuze, p. 167). Ainsi, la ressemblance avec la création poétique traditionnelle et les relations interculturelles qu’elles peuvent établir ne sont que surperficielles: elles sont contrebalancées dans les poèmes des hétéronymes par une différence majeure avec l’idée traditionnelle de “culture” et avec celle que l’on se fait des relations anthropocentrées. Cette différence propre à l’œuvre des hétéronymes crée de nouvelles relations et des traversées culturelles (au sens large). Perceptible au travers de l’humour et de la métamorphose des genres littéraires, picturaux ou filmiques établis, la critique implicite à la création numérique de Balpe indique une différence du “concept et du sujet pensant” (Deleuze, p. 342). Mais on ne peut non plus limiter cet art numérique à la critique qu’il véhicule car on risque alors de le réduire à une différence par opposition. Il ne s’agit pas seulement de jeux de surface, sur une ou deux dimensions. On joue aussi sur la profondeur de champ et les diagonales (trans-) qui se matérialisent entre plusieurs cultures: culture humaine et culture machinique, culture de la composition poétique et culture du bricolage, culture livresque et culture numérique. Les manipulations se perçoivent comme un ensemble de problèmes qui se posent face à la multiplicité des variables possibles. Mais la transpoétique de Balpe ne peut se réduire non plus à une synthèse dialectique (critique oppositionnelle versus affirmation de solutions possibles). Ainsi, la duplication numérique de la forme du haiku passant par la moulinette machinique et celle des paramètres établis par l’homme n’est pas synonyme de copie: elle crée une épaisseur, comme le montre l’étymologie du mot “double”, issu de duplex. C’est pourquoi cet art sort du cadre de la représentation traditionnelle des relations interhumaines ou transhumaines. La transpoétique de Balpe se rapproche d’une post-culture numérique qui, dans un processus infini constamment réactualisé par l’internaute et par les paramètres automatiques de la machine, se nourrit d’énergie vitale (celle du générateur) et de mouvements (celle de l’apparition des textes sur l’écran). Ces déplacements culturels se veulent donc aussi rapports dans et hors du cadre (écran, institution, société). La transpoétique numérique n’est donc pas l’éternel retour qui rend impossible toute création mais l’infinie et hasardeuse création. Selon un fonctionnement spiralaire, elle crée toujours un décalage par rapport à tout centre (homme, institution…), ce qui lui permet de se déplacer à côté des chemins établis ou à la marge. Elle est donc doublée d’un mouvement forcé d’amplitude plus grande (Deleuze, Proust et les signes, p. 191) qui balaie à la fois la culture humaine et la culture numérique, tout en les transcendant. De la sorte, les œuvres des hétéronymes sont des machines (au sens deuleuzien du terme) qui fonctionnent en produisant des fragments cloisonnés qui ne semblent pas communiquer. D’ailleurs, il n’y a pas un seul hétéronyme, mais plusieurs, dont Le Poète “anonyme”. Toutefois, des écarts et des distances se produisent entre le genre poétique tel qu’on l’imagine et la transpoétique de Balpe, entre les origines du haiku et ce qu’en fait la machine, entre les supports institués de la poésie et la poésie numérique, etc. Ils prennent la forme d’une organisation onirique, semblable à celle qui se produit dans les rêves.

Comme dans le rêve, les fragments prélevés (discours sur l’espace dans les films documentaires, haiku) deviennent des matériaux de construction ou objets partiels (Deleuze, ibid., p. 181) dans leur forme la plus minime. La perception des haiku (en tant que forme traditionnelle japonaise) et plus généralement des créations poétiques (en tant que création originale d’un poète humain) divergent de celle que l’on a habituellement. En tant qu’agencement d’éléments existants déjà dans un système symbolique préexistant, la préperformance des fragments employés (tournures et mots de saison du haiku, discours des documentaires…) est modifiée par leur implémentation (Quintyn, pp. 106-107). Ils produisent des effets de résonance puisque la poésie numérique fait entrer en collusion plusieurs cultures et plusieurs temporalités, voire plusieurs espaces. Il ne s’agit pourtant pas entièrement de réminiscences mais plutôt d’un art transculturel (comme on parle de transhumanité) qui fait résonner le désir et l’émotion. Dès lors, malgré les paramètres intégrés au logiciel de production de texte, Balpe réalise une expérimentation artistique possédant des effets de jamais vu (Deleuze, op. cit., p. 184) qui fonctionnent puisque l’internaute s’interroge quant au discours de l’homme sur l’univers (avec le poème animé du Poète) et sur la place du spectateur et de la machine dans l’acte de création (avec les contre-haïkus de Germaine Proust). Ainsi, Jean-Pierre Balpe évoque une transposition infinie. Il précise que “n’ayant pas de support “naturel”, ou plutôt – comme par exemple la peinture ou le théâtre – “culturel” qui lui soit destiné, l’art numérique se doit, à chacune de ses créations, d’inventer à la fois son espace et son mode d’exposition” (Balpe, 2001). On pourra dire aussi qu’à partir des fragments prélevés et réactivés, et de cette syntaxe du côte à côte qui se renouvelle aussi par l’infinie mise en branle du fonds que possède la machine et par la création d’un stock nouveau, l’internaute produit sa propre épiphanie. Gilles Deleuze écrit en effet que l’épiphanie se produit lorsque l’on dégage “l’image précieuse des conditions naturelles qui la déterminent pour la réincarner dans les conditions artistiques élues” (ibid., p. 187). On pourrait ajouter qu’elle se produit lorsque l’écriture est elle-même dégagée des conditions habituelles qui la déterminent habituellement ou institutionnellement. C’est pourquoi la transpoétique de Balpe (mais surtout l’art numérique en général) produit une inquiétude. En effet, elle signale en même temps la disparition de la figure traditionnelle de l’artiste et la métamorphose des relations qu’elle induisait entre l’œuvre, l’artiste et le public. La poésie numérique implique aussi dans le cas de Germaine Proust une précarité de l’écriture car les poèmes produits disparaissent de l’écran à chaque fermeture de la fenêtre du navigateur et à chaque nouveau désir de production poétique de l’internaute (ou des internautes car la création peut être simultanée si deux internautes se connectent en même temps sur le site). Cette création décuplée par l’ubiquité dilate et contracte aussi le temps et crée le mouvement forcé d’amplitude plus grande dont parle Gilles Deleuze, mouvement par lequel l’acte créateur et le temps de la réalisation deviennent sensibles.

Pour conclure, la transpoétique de Balpe est un lieu de rencontre entre des éléments éloignés dans leur espace d’origine, presque une métaphore surréaliste. Elle réside entre, elle transforme et elle traverse les cultures dans leur définition courante. Ce faisant, elle les transcende aussi. C’est pourquoi elle pourrait être qualifiée de post-culturelle dans le sens où elle correspond davantage à une science nomade qu’à une science royale, toutes deux définies par Gilles Deleuze et Félix Guattari (pp. 446-448). En effet, la transpoétique de Balpe présente des instabilités et des hétérogénéités inhérentes à leur devenir incessant (celui de la génération automatique de textes). L’espace strié (c’est-à-dire le cadre institutionnel ou celui de l’écran) est parcouru par des mouvements divers (poème animé, disparition/génération) et ponctué d’écarts que l’internaute met en action et franchit selon son bon vouloir, créant alors un espace lisse. Tout est projeté dans l’espace numérique infini et s’agite à l’intérieur du cadre de l’écran et dans l’imagination de l’internaute. Création atypique, la transpoétique signale l’existence d’opérations et d’opérateurs (humains ou machiniques) qui s’agitent de manière dé-mesurée, tout en s’articulant avec le monde actuel et le présent, régis par leurs propres lois. Les zones de turbulence qui se créent permettent alors de transcender les territoires, les cultures, les temps et les identités figeantes.

Références

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× Footnote:
[received July 7, 2019
October 16, 2019]

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