Dialogue transculturel: la quête d’identité dans l’œuvre de Shan Sa

Issue 7 (Autumn 2018), pp. 67-76

DOI: 10.6667/interface.7.2018.71

 

Dialogue transculturel: la quête d’identité dans l’œuvre de Shan Sa

Wen- Hui Chang

Université Chrétienne Chung Yuan

Résumé

Shan Sa, écrivaine née en Chine en 1972, a choisi par conviction politique de «renaître» en France après les événements de Tian An Men. Chinoise de sang, française d’adoption et japonaise de cœur, l’écrivain a donné naissance à une œuvre sous-tendue par la multiplicité des cultures. Cet article se propose d’aborder les enjeux de l’écriture sur la quête d’identité dans Les Quatre Vies du Saule (1999), et Les Conspirateurs (2005), romans représentatives chez Shan Sa. Dans les deux romans dont il est question ici, Shan Sa explore des thématiques récurrentes, notamment l’exil, la confrontation avec l’altérité et la quête d’identité. Ces thématiques sont mises en exergue par des procédés littéraires constants: figures de doubles, et dualité forment en effet le dialogue transculturel de cette littérature en équilibre entre Europe et Asie.

Mots-clés: Identité, Les Conspirateurs, Les Quatre Vies du Saule, Shan Sa, Transculturel

Abstract

Shan Sa, a writer born in China in 1972, chose by political conviction to “be reborn” in France after the events of Tian An Men. Chinese byblood, French by adoption and Japanese by heart, the writer gave birth to a work underpinned by the multiplicity of cultures. This article aims to address the issues of writing on the quest for identity in The Four Lives of Willow (1999), and The Conspirators (2005), representative novels in Shan Sa. In the two novels to be examined here, Shan Sa explores recurring themes, including exile, the confrontation with otherness and the quest for identity. These themes are highlighted by constant literary processes: figures of ­doubles, and duality indeed form the transcultural dialogue of this literature in balance between Europe and Asia.

Keywords: Identity, The Conspirators, The Four Lives of the Willow, Shan Sa, Transcultural

1 Shan Sa: une écrivaine transculturelle

D’après Kang, penchées sur les méandres des relations tissées avec la France au cours sinueux de la colonisation, les études francophones, réparties en aires géographiques, font florès un demi-siècle durant. L’ère du 21e siècle fera remarquer que la francophonie n’est plus un monde à huis clos, assemblé autour de son histoire coloniale avec la France, mais un phénomène mouvant interpelé par les dynamismes présents qui caractérisent le monde actuel. Autrement dit, une francophonie non seulement aux horizons multiples et ouverts, mais qui reflète les préoccupations reliées aux phénomènes transnationaux des cultures au seuil de la mondialisation.[1]

Née en Chine en 1972, Shan Sa a choisi de s’exiler en France après les événements de la place Tian An Men en 1989. Agée de dix-sept ans, elle laisse alors son pays, sa culture et son amour, Min, afin de se reconstruire et de «renaître» en terre étrangère. Chinoise de sang, et française d’adoption, la multiplicité des cultures qui a fait de Shan Sa la personne et la romancière qu’elle est actuellement sous-tend son œuvre tout entière. Les Quatre Vies du Saule (1999) est un récit divisé en quatre fables se déroulant en Chine à des époques différentes. Chacune, susceptible de se lire indépendamment, constitue cependant un maillon d’une même histoire. Le lien entre ces courts récits réside dans le personnage récurrent du saule, arbre symbolisant en Chine la mort et la renaissance, et par la même, l’éternité. Dans Les Conspirateurs (2005), qui se déroule à Paris, on assiste à un face-à-face trompeur entre une espionne chinoise et un agent américain. Dans les deux romans dont il est question ici, Shan Sa explore des thématiques récurrentes, notamment l’exil, la confrontation avec l’altérité et la quête d’identité. Ces thématiques sont mises en exergue par des procédés littéraires constants: figures de doubles, et dualité forment en effet le dialogue transculturel de cette littérature en équilibre entre Europe et Asie.[2]

2 De l’origine: Asie

L’inconcevabilité d’une définition standard de la francophonie englobant des aires culturelles d’origine et de nature francophones hétérogènes fait écho à une autre difficulté de base. Ainsi la future laborieuse redéfinition de la francophonie, si l’on y parvenait, doit tenir compte de l’adhésion –nouvel acteur potentiel– comme une intégration à une francophonie élargie, engageant par ce fait un dynamisme autre au sein d’une francophonie traditionnelle.

Dans la première histoire des Quatre Vies du Saule, Chong Yang s’empresse de répondre. C’est ainsi que Chong Yang accueille Qing Yi, un adolescent originaire de sa contrée natale venu se présenter sur le pas de sa porte. Sans se connaître, les deux jeunes gens deviennent des bons amis du fait de leur origine géographique commune. Les souvenirs du pays natal sont emprunts de nostalgie car ils évoquent irrémédiablement l’enfance et un bonheur révolu. Dans l’œuvre de Shan Sa, la question de racines joue toujours un rôle important ainsi que le point de vue de l’exil. Ainsi, suite à la perte de la fortune, les parents du jeune homme moururent.

Dans le roman Conspirateurs, les deux protagonistes, Ayamei –chinoise– et Jonathan –américain, sont des espions étrangers, pris dans un jeu de troupes dans un immeuble parisien. Ayamei, à la fin du roman, se remémore son expatriation forcée:

«Comment oublier l’ Ayamei que je portais dans ma chair ? La Chine et les Chinois lui manquaient. Elle ne comprenait rien à ce qu’on lui disait. Sans le langage, sans la communication, elle vivait comme un ver de terre.» (Shan, 2005, p. 212).

Les héros de Shan Sa sont des exilés devant faire face à une nouvelle existence et se construire une destinée sur une terre étrangère. Il convient de noter que l’exil est toujours dicté par des circonstances extérieures et non par la volonté propre des protagonistes. Dans cet exil, la rencontre d’un compatriote, à l’instar de Chong Yang et de Qing Yi, soulage le poids de la solitude. Cependant, les protagonistes trouvent généralement leur double non pas dans la personne d’un compatriote, mais, plus singulièrement, dans l’étranger.

3 À l’étranger: Europe/France

Née Chinoise, naturalisée Française, écrivant dans les deux langues, Shan Sa est dentifiée unanimement comme écrivaine chinoise jusqu’au jour où elle obtient le Prix Goncourt. Tous les deux sont espions. Ayamei, alias le colonel Ankai, a pris l’identité d’une héroïne de Tian An Men pour intégrer les cercles politiques français, tandis que Bill Kap­lan, alias Jonathan Julian, tente d’obtenir des informations de la part de la jeune femme. Dès leur première rencontre, prévue par la mission de l’agent américain, qui emménage dans le même immeuble que l’espionne chinoise, chacun se livre à un jeu de dupes pour tromper l’autre. Bill devient Jonathan, ingénieur informatique nomade, pour approcher Ayamei. Celle-ci, agente expérimentée, flaire le piège et se sert de lui pour faire passer au gouvernement américain de fausses informations. Chacun de leurs gestes, chacun de leurs mots est calculé pour tromper l’autre:

«La porte de l’ascenseur s’écarte et apparaît une jeune femme asiatique, longs cheveux noirs qui flottent sur un manteau. Elle ne ressemble en rien aux photos qui la saisissent en sourires et poses romantiques Son visage est glacé. Ses traits sont durs. [...] La porte de l’ascenseur toujours ouverte, elle ne bouge pourtant pas. Ses yeux balaient l’extérieur et s’arrêtent sur Jonathan. [...] lui offre son plus beau sourire.» (Shan, 2005, pp. 9-10).

«La porte de l’ascenseur s’est ouverte et je t’ai vu. Tes yeux se sont tournés vers moi. Tu m’as soupesée. Tu m’as évaluée comme ccs joueurs de poker qui parviennent à deviner les cartes adverses. Tes prunelles se sont mises à pétiller. Tu m’as souri.» (Shan, 2005, p. 200)

En effet, à force de dissimuler leur être véritable, ils finissent par ne plus savoir qu’ils sont. L’Orient, l’Extrême-Orient ou l’Asie, ces vocables pris aléatoires et souvent inter changés à loisir dénotent un sens divergeant qui mérite qu’on s’y arrête. Le terme de l’Asie renvoie de prime abord à un continent géographique avec son réfèrent géo-­politico historique comme l’arrière-fond; tandis que celui de l’Orient ou de l’Extrême-Orient connote des entités civilisatrices et culturelles qui dans leur ramification renvoient au rituel, aux mœurs, au mythe et à l’imaginaire des pays peuplant l’Asie. Dans cette foulée, la représentation de l’Orient doit l’emporter dans le cas de la littérature francophone, ­laquelle ne désigne pas un réfèrent géo-politique, mais enveloppe des faits et des phénomènes culturels ou littéraires des civilisations de l’Orient au contact avec la France. Dans Les Conspirateurs, Ankai, l’espionne chinoise, dévoie sous l’identité d’Ayamei, l’héroïne dissidente de Tian An Men. En effet. Ayamei est son double, son autre moi, une partie d’elle-même:

«En quatorze ans de cohabitation avec Ayamei, je me suis mise à aimer sa tragédie, sa solitude, sa bonté. Je 1a revois encore, à 1a fenêtre, face au Luxembourg, elle, si désespérée, rassembler pourtant son courage pour continuer. […] Il m’est pénible de me regarder dans un miroir et d’y trouver un visage qui n’est pas le mien. Je m’entrevois à travers Ayamei: son front est marqué par l’usure du temps, ses yeux expriment la dureté de ceux qui n’attendent plus le bonheur. Où sont partis mes vingt ans?» (Shan, 2005, pp. 213-214).

Dans l’œuvre de Shan Sa, les personnages possèdent une capacité de lecture de l’esprit de l’autre aussi fine que s’ils effectuaient un décryptage de leur propre personnalité. La finesse d’appréciation et la lucidité des protagonistes permet une analyse qui, si elle s’avère toutefois partielle n’en est pas moins d’une acuité remarquable.

4 Double identité: le jumeau

«Mon frère m’arrêta sous la tonnelle de glycine. II m’avait suivie longtemps dans l’obscurité et avait attendu que je fusse seule. Il me lorgna pendant un long moment tel un homme qui contemple son reflet, son ombre, sa sangsue.» (Shan, 1999, p. 18).

Dans la première fable, Qing Yi présente sa sœur jumelle, Lü Yi, qui devient l’épouse de Chong Yang. Qing Yi et Lü Yi sont en réalité les réincarnations des deux branches de saule que Chong Yang avait plantées côte à côte dans le jardin de ses parents lorsqu’il était encore enfant. L’un et l’autre sont présentés comme ne faisant qu’un: «[Les] rires sonores [de Lü Yi] devenaient ceux de Qing Yi. […] Chong Yang les vit s’éloigner dans la forêt de bambous, silhouettes jumelles» (Shan, 1999, p. 25). Chong Yang, devant la quitter de l’examen des mandarins impériaux à Pékin, fait le serment suivant:

«S’il m’arrive un malheur sur la route, si nous ne nous voyons plus dans cette vie, nous nous retrouverons dès le début de la vie prochaine ! Nous serons des jumeaux, naîtrons ensemble et grandirons sans jamais nous quitter». (Shan, 1999, p. 25)

Dans la seconde fable, la narratrice évoque les péripéties de son existence et de celle de son frère jumeau. Alors qu’ils étaient «unis comme un seul corps» dans le ventre de leur mère, le frère et la sœur vont devenir des êtres à la personnalité totalement contraire. La trahison de Qing Yi envers Lü Yi dans la première fable brise en effet son serment et empêche les jumeaux de l’histoire suivante de grandir «sans jamais se quitter» (Shan, 1999, p. 29). Au contraire, ils ne cesseront de se repousser, comme deux forces opposées, éprouvant l’un pour l’autre une répugnance certaine: «Je me jurai de le poursuivre dans une autre vie où je serai son tortionnaire» (Shan, 1999, p. 70), déclare la petite fille. L’antagonisme du frère et de la sœur fait d’eux des jumeaux «négatifs», au sens photographique du terme:

«À six ans, mon frère et moi montrions déjà des caractères opposés. Chunyi était violent et impulsif et je savais modérer mes caprices, observer les expressions, deviner les exigences. Mon frère aimait dominer et moi plaire. Le visage de Chunyi était un univers chaotique où la nature n’avait pas encore pris de forme [.. .]. On disait que mon visage rappelait les plus beaux traits de nos ancêtres.» (Shan, 1999, p. 61).

En ce qui concerne le caractère, les jumeaux vivent une existence totalement opposée: le garçon, sanguin et brouillon, versé dans les activités sportives et guerrières, parcourt les terres tandis que sa calme sœur, cloîtrée dans la maison, noie son ennui dans les études et la musique tout en contemplant le monde par-dessus le mur du jardin.

«A douze ans, mon frère montait un grand cheval blanc, portant sur son dos un carquois de cuir incrusté de dessins dorés. Dans sa tenue de cavalier, ses larges épaules soutenaient le ciel. [...] Un faucon masqué s’agrippait à son bras droit […]. Le haut plateau le hantait par son immensité.» (Shan, 1999, p. 75).

«J’appris à monter à cheval. Depuis ce jour, lorsque je sortais de la maison, je devenais Chunyi, regardant les oiseaux fuir, avec ses paumes je caressais la terre. Mon frère était parti mais son âme, présente encore dans la vallée, m’initiait au secret des steppes. [...] J’avais appris à chasser et adopté le faucon de mon frère, […] les mains, usées par la corde de l’arc, [étaient] couvertes de callosités.» (Shan, 1999, pp. 107 et 115).

La problématique du frère et de la sœur de cette fable est la même que celle qui unit dans Les Conspirateurs, Ayamei et Jonathan, ennemis de fait, trouveront en l’autre leur pendant tout en sachant que leur relation est vouée à l’échec: à la fin des Conspirateurs, ils choisiront de dormir ensemble pour symboliser la mort et leur union. Les doubles qui naissent sous la plume de Shan Sa prennent irrémédiablement une forme tragique en ce que les âmes sœurs se reconnaissent mais ne sont jamais réunies.

5 Entre Europe et Asie…

Dans l’œuvre de Shan Sa, les mondes parallèles répondent au monde physique, brouillant l’existence des protagonistes qui ne savent plus distinguer le rêve du réel. Dans les âmes de Shan Sa, la double culture se débat comme le Japonais déguisé en Chinois avec ses identités multiples: faire de la vérité un mensonge et du mensonge une vérité, faire de la vie une mort et de la mort une possibilité de renaissance. Réfléchissant à la vie du saule, Shan Sa reprend les plusieurs images du saule pour prouver son existence, son éternité ou plutôt sa propre identité errante, infinie et transculturelle. L’exil, la nostalgie de la terre natale, la confrontation entre différentes nationalités et, découlant directement de ces trois thèmes, la quête d’identité dominent l’écriture de Shan Sa. Ses romans mettent en scène des situations de doubles permanents: trompeurs ou non, entre les personnages, trahisons, faux-semblants, dualité de l’être forment le substrat de cette littérature auréolée de symboles.

Références

Kang, Mathilde (2011). «Perspective d’une francophonie en Orient: un plaidoyer». Australian Journal of French Studies, 48(1), 47-59.

Mung, Emmanuel Ma (2000). La diaspora chinoise: géographie d’une migration. Paris: Ophrys.

P. Perrier (2001). «Carte blanche a Shan Sa», Lire, 10 Décembre 2001.

Pröll, Julia (2012). «Quand différentes méthodes de guérison se rencontrent...Médecins et thérapeutes dans L’éternité n’est pas de trop de François Cheng et Le complexe de Di de Dai Sijie: Perspectives transculturelles». Scritture Migranti, (6), 73-106, 287, 295-296.

Safran, William (2006). “Deconstructing and comparing diasporas”. In Kokot, Waltraud, Toloyan, Khachig and Alfonso, Carolin (Eds.), Diaspora, Identity and Religion. (pp. 19-40) New-York: Routledge.

Schnapper, Dominique (1999). “From the Nation-State to the Transnational World: on the Meaning and Usefulness of Diaspora as a Concept”. Diaspora 8.3, 225-254.

Shan Sa (1999). Les Quatre Vies du Saule. Paris: Gallimard.

———. (2001). La Joueuse de Go. Paris : Gallimard.

———. (2005). Les Conspirateurs. Paris : Albin Michel.

Wang, Gungwu (1991). China and the Overseas Chinese. Singapore: Times Académie Press.

Wiiliam, Safran (1991). “Diaspora in Modern Societies: Myths of Homeland and Return”. Diaspora 1.1, 83-99.

[1] Pour plus d’information voir Kang, 2011.

[2] Pour plus d’information voir Mung, 2000.

× Footnote:
[received August 7, 2018
accepted October 10, 2018]

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