Dialogues d’André du Bouchet : bleu, blanc, noir

Issue 13 (Autumn 2020), pp. 1-24

DOI: 10.6667/interface.13.2020.105

 

Dialogues d’André du Bouchet : bleu, blanc, noir

Charlène Clonts

Université de Kyushu

Résumé

Emergeant de la pratique du livre de dialogue chez du Bouchet, il s’agit tout d’abord d’évoquer cette forme de transculturalité qu’est l’ouverture du discours à l’autre, par delà les différences génériques, statutaires ou culturelles; mais il s’agit aussi d’évoquer la création d’un espace poétique autre qui en serait issu. Lié plus particulièrement à l’espace matériel de la page, le dialogue de l’écriture noire et du fond blanc participe simultanément à la quête ontologique du poète. Cette dernière cohabite avec l’indicible et interroge la capacité de nomination du langage et de la poésie, qui se fondent en même temps sur des aspects matériels.

Mots-clés: Poésie moderne française, André du Bouchet, espace matériel, blanc, espace de la page, poétique, altérité, langues, langage

Abstract

Taking as a starting point André du Bouchet’s artist book, this article aims to show that his poetry creates a form of transculturality representing an opening up to the discourse of others and a new space in poetry. This opening up does not care about genres, status or cultural differences. Particularly linked to the layout and the material space of the page, the dialogue between the black writing and the white page is related to the ontological quest of the poet. It is a way to deal with the unspeakable and emphasizes the outlining capacity of language and poetry, which has a strong relation to material aspects.

Keywords: Modern French poetry, Andre du Bouchet, material space, white, space of the page, poetics, otherness, languages

Les recueils illustrés d’André du Bouchet attestent de la fécondité des rencontres entre les peintres et les poètes en devenant le creuset d’une quête ardente de la part de chacun de ses créateurs. Les livres illustrés ne sont pas une nouveauté au XXe siècle car Stéphane Mallarmé et Édouard Manet inaugurent cette tendance dans Le Faune en 1874. De nombreux poètes poursuivent dès lors la même quête, comme Pierre Reverdy qui s’emploie avec les peintres du Bateau-Lavoir à trouver une autre voie que celle du livre illustré et qui marque durablement la pratique du livre de dialogue (Peyré, 2001) entre les peintres et les poètes. Du Bouchet affirme lui aussi cette parenté entre les peintres et les poètes, dans un rapport qui n’est pas celui de la mise en lumière d’un texte par une image (du latin illustrare). Par l’affranchissement des préjugés techniques et de la séparation entre les arts, la peinture ne se soumet plus au texte. Étymologiquement, d’ailleurs, le mot «dialogue» se réfère en effet à la conversation et au discours (dialégô) entre deux parties. En même temps, le préfixe «dia-» indique une séparation, puisqu’il peut signifier à la fois le fait d’être l’un avec l’autre ou l’un contre l’autre. Le terme de «dialogue» signale donc des rapports contrastés. Dans la pratique du livre de dialogue, du Bouchet façonne ainsi la matière qu’est la page d’écriture comme le peintre s’accommode des couleurs et de l’espace. Sylvie Decorniquet écrit à ce sujet qu’il «reprend à la peinture son bien» (2015), tandis que Victor Martinez souligne l’existence d’une ekphrasis qui se rapporte à la «peinture du muet» (2013, p. 70).

Le dialogue chez du Bouchet est donc en lien étroit avec le sens étymologique du verbe légô: issu du grec ancien, il touche simultanément au dire et au geste. De fait, le mot «légô» signifie à la fois «dire, parler» et «cueillir, ramasser, choisir». Le langage se perçoit alors sous l’angle de la matérialité. C’est ce travail de la matière qui donne naissance à des images (au sens premier comme au sens métaphorique) qui ouvrent elles-mêmes la voie aux diverses interprétations du lecteur. Le regard du lecteur constitue l’élément moteur d’une relation entre les fragments textuels et les lignes peintes, proposant ainsi un autre sens possible. Se fondant sur un bref panorama de la pratique du livre de dialogue dans l’œuvre de du Bouchet, il s’agit tout d’abord d’évoquer cette forme de transculturalité qu’est l’ouverture du discours à l’autre, par delà les différences génériques, statutaires ou culturelles; mais il s’agit aussi d’évoquer la création d’un espace poétique autre qui en serait issu. Lié plus particulièrement à l’espace matériel de la page, le dialogue de l’écriture noire et du fond blanc participe simultanément à la quête ontologique du poète. Cette dernière cohabite avec l’indicible et interroge la capacité de nomination du langage et de la poésie, qui se fondent en même temps sur des aspects matériels.

1 Hospitalité poétique, par-delà les différences

Les livres de dialogue d’André du Bouchet sont issus d’une vision de l’art qui s’éloigne de la mimesis et dont le support commun est une nouvelle perception esthétique des rapports entre les éléments de la réa­lité. Ils constituent une exploration du réel plus qu’une re-présentation dans sa forme itérative, conférant par ce biais une certaine autonomie à l’œuvre. La peinture et la poésie ont une certaine parenté dans cette impulsion créatrice commune car, comme l’écrit Paul Éluard, «pour collaborer, peintres et poètes se veulent libres. La dépendance abaisse, empêche de comprendre, d’aimer.» (Chapon, 1982, p. 42) L’exigence serait donc celle d’une com-préhension de ce qu’est l’autre, au sens de «métissage» entendu non comme une hybridation péjorative mais ­comme une «confrontation», un «dialogue» dans une «réflexion anthropologique et traductologique» (Yuste, 2014, p. 100). La rencontre est donc primordiale dans une telle pratique, mais elle implique un éclaircissement du rapport du poète à l’altérité. De fait, ce rapport peut être considéré comme un obstacle à franchir dans un espace qui sépare ou une traversée vécue dans un espace qui relie. La rencontre de la poésie et de la peinture, ou le passage d’un langage à un autre, force le lecteur à effectuer des «traductions» empiriques (Yuste, 2014, p. 94), autrement dit à ajuster sans cesse son regard. Mais ce passage de l’un à l’autre ne peut être considéré comme une simple illustration littérale qui atténue l’effet créateur de la pratique double. Si l’on entend le mot «culture» au sens large de groupe aux «traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels» (UNESCO, 1982, préambule), mais aussi au sens de «dialogue, échange d’idées et d’expériences, appréciation d’autres valeurs et traditions» (UNESCO, 1982, article 4), alors on constate que la pratique intermédiale chez du Bouchet produit des effets similaires à ceux de la transcultu­ralité. Au sens large, la transculturalité peinture/poésie va bien plus loin que certaines formes d’interculturalité. La peinture est placée face à la poésie, c’est-à-dire en contrepoint, mais elle travaille avec elle pour créer un objet transpoétique neuf.

1.1 Des transferts plastiques

On remarque tout d’abord l’existence de transferts plastiques dans ­l’œuvre de du Bouchet qui s’expriment notamment en termes pictu­raux lorsqu’il écrit: «traverser l’intervalle où j’arrête de respirer / si je ne passe pas, je peins» (du Bouchet, 1998, p. 16). La peinture en lien avec l’écriture est perçue comme une traversée ou comme le saut d’un interstice. Le travail de du Bouchet avec des peintres d’horizons divers (français, suisse, espagnol, néerlandais…) signale ainsi l’amuïssement de l’interstice au profit d’une pratique artistique fusionnelle qui a l’ami­tié pour moteur. Celle-ci, quoique restant dans la sphère européenne, transcende les cultures et les frontières entre les arts, tout en fondant un métissage dont les parties conservent néanmoins leurs spécifi­cités. L’anthropologue François Laplantine et le linguiste Alexis Nous définissent d’ailleurs le métissage comme «une composition dont les composantes gardent leur intégrité» (1997, p. 8). Ainsi, la peinture et la poésie sont aussi composées, au sens étymologique de «posées avec, posées ­ensemble» (du latin cum ponere) qui évoque aussi l’ouvrage qui forme un tout (Trésor de la Langue française).

Les relations et les combinaisons possibles entre les peintres et le poète sont nombreuses et variées. Elles ont été largement développées par la critique comme dans l’ouvrage d’Emma Wagstaff (2006) qui étudie notamment la collaboration de du Bouchet avec Tal Coat en tant que phénomène d’apparition et de disparition et en tant que processus mobile (2006, p. 154), ou comme dans les ouvrages de Michel Collot (1986, 2012) qui y engage une théorie de l’horizon. Il ne s’agit donc pas d’être exhaustif mais simplement de retracer un cheminement et de souligner l’existence de transferts plastiques dans la matérialité poétique chez du Bouchet.

L’un des peintres les plus connus qui aient collaboré avec du Bouchet, Alberto Giacometti, a façonné de nombreuses sculptures d’hommes en marche ou «debout» (du Bouchet, 1998, p. 21). Il figure et défigure les représentations humaines par son trait vif rendant l’homme à sa simplicité première, celle d’un être désirant, dénué de tout artifice et hors de toute dépendance. On le voit notamment dans le portrait d’André du Bouchet réalisé par Alberto Giacometti pour le frontispice du recueil Dans la chaleur vacante (1961). Le poète écrit aussi dans ses carnets qu’il perçoit chez le sculpteur la récurrence du motif de la figure qui surgit:

                  dans l’embrasure  
  figure à tout instant replongée, sitôt apparue, dans  
  le feu                   Giacometti
 
(du Bouchet, 1998, p. 12)

Dans cet extrait, le complément circonstanciel «dans l’embrasure» et le GN «le feu» sont séparés du vers central par la coupe des vers. Le poète joue de la sorte avec la mise en vers du contre-rejet et du rejet, qui détachent une partie de la phrase avant et après le vers consi­déré. En même temps, l’espacement du vers dont le blanc s’étire ­entre ses deux extrémités («le feu» et «Giacometti»); la rupture entre le rythme métrique et le rythme grammatical («dans/le feu») souligne le rapprochement étymologique entre les noms «le feu» et «l’embrasure», et individualise la présence du feu. On comprend donc que l’interstice suggéré par l’embrasure n’est possible que dans une combustion, autrement dit de la combinaison d’un corps avec l’oxygène de l’air (TLF). À l’instar de la figure chez le peintre, celle qui apparaît en noir sur l’espace blanc est produite par un même processus de combustion, presqu’une conflagration.

On retrouve aussi un dépouillement dans les lignes tracées par Ge­ne­viève Asse, matérialisant une sorte d’acuité qui traverse avec fulgu­rance le monde et le met à jour. Avec Joan Miró (qui a toujours affirmé son élan vers la poésie et son attrait pour le vide), la gaieté tragique d’un homme brûlant sous le soleil, au sein de l’infini cosmos, prime sur la couleur; tandis que l’inverse se produit avec Bram van Velde, chez qui le rouge sang et le noir ne sont que les stigmates de la vie et de le mort, du vide et du plein. De Tal Coat, Yves Peyré dit qu’il n’a «rêvé de rien d’autre que d’être face au monde, étant sûr alors d’être dans le monde, d’où la marche, l’accentuation du réel pour plus de réel, (…) paysage du monde, sentiment du monde qui se balbutie paysage, se heurtant à soi et s’évaporant pour une plus lourde retombée : à terre, en peinture, en devenir» (Peyré, 1999, p. 77). Des questionnements du même genre s’écrivent chez du Bouchet. Le poète en marche cherche à se détacher des contingences pour dire un être-au-monde. Quête ontologique, son écriture signale un aller-retour entre les arts, mais aussi entre l’inscription de l’homme dans le monde et l’inscription de l’écriture sur la page:

                    le remous
        sur lequel la figure peinte a conclu      
se détache en corolle, et, dans la corolle — eau fraîche
    ou nuit ou feu —    
une figure à nouveau        
         
  (du Bouchet, 1998, p. 12)    

Dans l’extrait, la figure émerge d’un maëlstrom. L’agitation désordonnée du support est en même temps le lieu d’émergence d’un certain agencement, comme l’atteste le verbe péremptoire «conclure». Mais la métamorphose de la forme d’origine en une autre forme se reproduit à l’infini, corolle après corolle comme le signale l’anaphore. Mise en abyme de l’image florale, le remous devient figure, dans un mouvement perpétuel. L’extrait lui-même devient figural dans la mesure où la forme traditionnelle versifiée se trouve perturbée par un remous graphique: le texte est davantage aligné sur la gauche; le terme initial et l’expression finale se détachent, symbolisant les tenants et les aboutissants du poème; le blanc et les tirets marquent des ruptures majeures dans le déroulé syntaxique (Favriaud, 2012). La figure est aussi sollicitée dans les recueils de du Bouchet au travers du parallèle qui s’établit entre la peinture et l’écriture, dans une amitié artistique qui fait converger les recherches formelles et les interrogations des artistes.

1.2 Dialogues du blanc et du noir

C’est pour les mêmes raisons que le poète sonde l’association du blanc et des traces noires. Ce dialogue devient le pendant d’une alternance de la voix et du silence. Dans le poème «Autre ressort», le poète oppose «la partie blanche» à «la partie bruyante» (du Bouchet, 1984, p. 82), ce qui s’allie à l’emploi de la métaphore de la respiration/de l’air qui traverse de nombreux textes de l’auteur. André du Bouchet écrit ainsi: «L’absence qui me tient lieu de souffle recommence à tomber sur les papiers comme de la neige» (du Bouchet, 1984, p. 38). De fait, les poèmes sont fragmentés tandis que l’écriture s’absente et la page blanchit. Dans des écrits plus métapoétiques, l’auteur justifie ses choix typographiques de la sorte:

    mais le blanc n’appelait
qu’à un emploi, librement, de l’espace abandonné à GLM, ou
  à qui — lecteur, éditeur, metteur en page,
      imprimeur, lecteur à nouveau — et ne fût-ce que lecteur, sans
            autre charge que celle de son attention en éveil portée à ce qui
doit tomber sous ses yeux, chaque fois se révèlera, lui-même y étant
maître d’œuvre passager d’un ouvrage à remettre en chantier.
     
  (du Bouchet, 1988)  

L’association du silence et du blanc n’est donc pas la matérialisation d’une annihilation de la pensée et de l’imaginaire. En effet, avec sa ­propre culture, ses souvenirs, son vécu, le lecteur apporte aux mots et aux blancs des significations nouvelles. Il enrichit l’œuvre de sa propre expérience. Chaque lecteur fait des recueils de du Bouchet un «chantier» perpé­tuel, selon le principe de l’opera aperta (Eco, 1965). La langue poétique est remise en circulation par l’effet du «remous» qui emporte, déforme et reforme. Le blanc, la typographie, la mise en page sont donc des procédés qui permettent au lecteur d’enrichir le texte avec son ­propre affect, puisqu’ils conditionnent l’éventail d’interprétations possibles. Le dedans et le dehors se combinent, autrement dit la ­conscience indivi­duelle permet à l’image (métaphorique ou picturale) de rebondir au travers de la représentation pour devenir autre. Le blanc (ou la vacance évoquée dans le titre du recueil Dans la Chaleur vacante) est donc en partie une figure du don fait par le poète au lecteur. Jean-François Lyotard écrit d’ailleurs que la «vacance de l’espace est précisément le lieu d’élection de la donation. (…) Ni le discours ni le corps n’ont en eux-mêmes cette disposition biffée, distordue, qui permet la donation justement parce qu’elle interdit la reconnaissance ou la compréhension du donné.» (Lyotard, 1971, pp. 22-23) Ce n’est pas l’objet qui donne différents aspects de lui-même mais sa perception qui entraîne une variété de regards sur l’objet:

parole ne tranche que pour ouvrir — et, comme elle a
ouvert,               disparaître    
              sur un silence  
  (du Bouchet, 1998, p. 29)  

La «parole ouverte» (du Bouchet, 1998, p. 111) évoquée par du Bouchet est un principe de création et non un principe d’hermétisme. Le poète engendre ainsi «une ouverture de la parole —inadmissible au regard de la volonté de saisie de la langue qui, invariablement, reprend le dessus —au dernier degré on la dira aussi— sur un surprenant glissement du sens, hermétique» (du Bouchet, 1989, p. 59). «Page ouverte» (Guedj, 1986, p. 135) et refermée, noire et blanche, fracassante et silencieuse, l’écriture poétique se distingue d’une fixation du sens et des relations.

1.3 Pour une intersubjectivité matérielle

Les recueils de du Bouchet s’articulent autour d’une réflexion sur la pénétration du regard, voire d’une intersubjectivité, entre les lignes du texte, autour du texte et hors du texte. Cette réflexion apparaît d’ailleurs dans ses écrits sur la peinture qui évoquent une présence du noir de l’écriture sur le blanc de la page. Écran d’apparition de l’écriture, le medium constitue une question majeure dans l’œuvre d’André du Bouchet. Dans Cendre tirant sur le bleu, le poète évoque les problématiques du support (du Bouchet, 2000, p. 39) et la métaphore de la route exprime alors l’apparition de la figure dans l’espace vide: «Sur la route vide, tu vois aussi apparaître le passant» (du Bouchet, 1998, p. 11). De la même manière que le passant du texte, le blanc fait surgir l’écriture de ce qui n’a pas (littéralement) de contenu. L’absence de matière se forme en un corps graphique (l’écriture) et un corps physique (la persona). La page blanche absorbe aussi l’encre tout en présentant le mot au lecteur, par un effet de contraction/dilatation. De même, les figures de l’écriture (les traces noires) adhèrent à la page tout en se détachant du fond pour faire naître le sens. Certes, la figure occulte le blanc puisque les mots sont ce que le lecteur s’attend à lire sur la page d’un livre. Mais le blanc possède aussi une matérialité puisqu’il entoure le mot et s’insinue au cœur du poème non seulement sous la forme d’interstices entre les lettres et les mots, mais aussi sous la forme de larges périodes silencieuses introduites par le poète entre les séquences. D’ailleurs, si le «blanc» est «moteur», d’après l’intitulé de la série de poèmes «Moteur blanc», c’est que le blanc dans son apparition même agit aussi sur l’écriture en modifiant le rythme de lecture et la compréhension même des séquences verbales. L’apparition et la disparation de l’écriture se réalisent comme «le vent qui produit ce monde l’évide, et, sitôt levé, le découvre en même temps plus loin que soi» (du Bouchet, 1998, p. 18). Le blanc «traverse» (du Bouchet, 2000, p. 63) la figure, il «déborde» (du Bouchet, 2000, p. 47) du cadre qui lui était conféré au départ. De même, «au pied de ce mur que l’ombre défait, l’ombre attend» (du Bouchet, 1984, p. 44). Le sol et le blanc y sont semblables à l’écran. L’écriture est l’ombre qui l’imprime et attend son surgissement, faisant et défaisant le poète. Mais l’écriture et l’ombre sont faites et défaites au gré du temps. L’écriture disparaît aussi au cours de la lecture. Ainsi, l’image lovée dans le noir attend la disparition de la figure de l’écriture, dans ce qu’elle a de matériel. À l’inverse, le blanc «défait» l’image mentale pour rendre l’écriture à sa matérialité. De la sorte, le blanc et l’écriture figurent et défigurent (du Bouchet, 1997).

2 Du blanc au bleu, je — un autre

2.1 Un espace d’inscription et de dissolution élémentaires

Si le blanc, dans la poésie de du Bouchet, est articulé à une représentation du monde et à l’indicible de l’être au sens large, il ne l’est pas exclusivement. Le poète «habite» aussi la page. Le blanc et le sujet poétique sont étroitement liés, sans qu’il faille pour autant nier leur altérité radicale car la conscience individuelle et l’objet de cette conscience peuvent se distinguer par leur proximité ou leur distance tout en se plaçant dans une relation d’interpénétration. C’est en ce sens qu’il faut comprendre du Bouchet lorsqu’il écrit:

  de l’instant où j’y suis, où je peux dire que j’y suis, à celui  
  — inféré sur le champ — où je n’y suis plus, force sera de répéter,  
  selon le sacrement de la langue, que j’y suis toujours  
  il y a ce point où, n’y étant pas, j’ai cessé d’être, mais cela — n’est  
  rien.           rien — j’y suis toujours. incessamment.         ne cessant  
  pas.           et être, et étranger.           je — un autre.                     la  
  langue pour moi le redit.                     un point au défaut du discours  
  qui appuie et rouvrira, point d’appui sans répit.  
 
  retranché, de l’affirmation et la réaffirmation, l’une comme l’autre impé-  
  -ratives: deux fois: de la langue à la langue, l’une d’elles  
  ayant cessé de suffire, momentanément — et, au passage, tou-  
  -chant à autre chose qu’à la langue — pour dire à la fois — oui  
  et non — que je n’y suis pas et que j’y suis, et, lorsque j’y suis,  
  méconnaissable deux fois plutôt qu’une.  
  (du Bouchet, 1989, pp. 68-69)[1]  

Du silence et de la voix, «l’une ayant cessé de suffire», le poète façonne des voies/des voix. Le poème et plus particulièrement le blanc sont le lieu de l’apparition et de la disparition de soi et de l’autre. Questionnant la métaphysique, le sujet pensant prend corps au travers du blanc. La page blanche ne matérialise pas une relation de sujet à objet qui consti­tue un rapport centré sur le sujet pensant. De fait, le je poétique s’inclut dans la pensée du monde et se projette comme le lieu d’inscription du monde: «support, je me suis reconnu support» (du Bouchet, 1988). La page se décline sur un mode de présence à soi. Elle est face au poète tout en l’englobant car celui-ci qui écrit «j’y suis / je n’y suis plus» se rapporte à l’altérité rimbaldienne (je est un autre) que commente du Bouchet. Le blanc est le lieu d’une fusion élémentaire où le poète se reconnaît malgré tout:

  Je marche, réuni au feu, dans le papier vague  
  confondu avec l’air, la terre désamorcée. Je prête mon  
  bras au vent.  
 
  Je ne vais pas plus loin que mon papier. Très loin au-  
  devant de moi, il comble un ravin. Un peu plus loin  
  dans le champ, nous sommes presque à égalité. À mi-  
  genoux dans les pierres.  
 
  À côté, on parle de plaie, on parle d’un arbre. Je me  
  reconnais. Pour ne pas être fou. Pour que mes yeux ne  
  deviennent pas aussi faibles que la terre.  
 
  (du Bouchet, 1984, p. 65)

 

Les fragments de l’être de papier sont «réuni[s]» puis «confondus» avec les éléments naturels que sont «l’air», «la terre» et le «feu». L’élémentaire (ou l’élément «terre») oblige aussi le lecteur à repenser la matéria­lité dans le texte. La page et le poète se trouvent finalement rassemblés tout en restant séparés par une distance infime qui réside dans l’interstice adverbial «presque». La situation demeure paradoxale mais du Bouchet, dans L’Incohérence, se sert d’une métaphore éclairante: le sujet, placé dans le foyer d’une sphère, ne peut être distingué de la sphère elle-même par un regard externe; de plus, bien qu’inclus dans la sphère, le sujet ne peut être totalement partie intégrante d’une sphère impossible qui se verrait en tous points simultanément; mais cela n’empêche pas le sujet d’observer les circonférences de la sphère de l’intérieur, point par point, laissant les premiers points observés (et bientôt à nouveau observés) s’évanouir dans une zone invisible et hors du champ de la vision. De même, le sujet inclus dans un ensemble, comme l’est d’ailleurs la page blanche, finit par se fondre en elle: établissant un lien entre le blanc et le souffle, du Bouchet évoque ainsi «l’air dans lequel [il] se dissipe» (du Bouchet, 1984, p. 99), ce qui se produit aussi dans le poème «Le Feu et la lueur» :

Au début de la poitrine froide et blanche où ma phrase  
se place,  
au-dessus du mur, dans la lumière sauvage.  
 
À la fois le vent et le corps de la pierre, bec par où la  
terre se dessine, ou plutôt disparaît.  
 
Dans l’immense feu blanc qui me sert de chambre  
l’air manque, l’air demeure aride  
 
  (du Bouchet, 1984, p. 36)

 

La chambre du sujet poétique est semblable à cette sphère blanche qui l’englobe et où il a du mal à respirer car l’air qui frôle la surface ne réussit pas à la traverser. La dissolution du sujet (subjectif) dans un ensemble plus vaste peut alors être considérée comme l’accès à un mode d’être différent, sous la trame du blanc (Clonts, 2020). Il s’agit alors d’un je poétique curieusement impersonnel, mais présent à lui-même, ­comme une représentation de soi en dehors de soi, qui mènerait sa propre existence au cœur du poème. Il s’agit en définitive de mettre en lumière un mode d’apparition du sujet à lui-même.

2.2 Le bleu de l’oubli

Ce mode d’apparition du sujet à lui-même fait apparaître en creux le sens de l’oubli chez du Bouchet. De fait, on trouve un certain nombre d’occurrences du mot «oubli» dans les recueils mais aussi dans les écrits plus personnels du poète ou dans ses essais. Dans ce cas précis, il ne s’agit plus d’interpréter l’oubli comme ce que l’orgueil refuserait et que la mémoire occulterait (dans une perspective nietzschéenne) ni comme un processus nécessaire à la mémoire (dans une perspective bergsonienne). Il s’agit davantage d’un mode de présence de l’impersonnel ou du stigmate d’une perte totale de la mémoire, c’est-à-dire d’une perte de ce qui situe l’homme dans un temps et dans un espace particuliers. L’oubli dans la poésie de du Bouchet est aussi plus simplement l’oubli de ce quotidien de la langue, l’Alltagsprache ou «l’inoubliable – j’ai oublié» (du Bouchet, 1998, p. 132), pour atteindre une poésie du silence traversée par l’air et par l’altérité. Le poète affirme d’ailleurs ce parallèle:

En bleu adorable fleurit / Le toit de métal du clocher.  
Alentour / Plane un cri d’hirondelles, autour / S’étend le  
bleu le plus touchant. Le soleil / Au-dessus va très haut et    
colore la tôle. / Mais, silencieuse là-haut, dans le vent, /    
Crie la girouette.    
 
Bläue    
 
déjà, dans ce qui crie, j’aime  
le silence   (in lieblicher
Bläue) soit, de même que l’oubli, du bleu   cri,
et, sur un retour du silence, l’oubli — couleur sans    
bruit
 
  (du Bouchet, 1998, p. 108)

 

Du blanc au bleu chez du Bouchet, il y a tout un monde comme le ­montrent les jeux typographiques (italique, romaine, ponctuation…) et les jeux d’espace (espacement, coupe…) mais aussi les glissements so­nores et graphiques qui permettent par exemple le passage d’une langue à l’autre, de «Bläue» à «bruit» ou de «lieblicher» à «bleu» en passant par «Bläue» et «oubli». Si l’air n’est pas explicitement nommé dans cet extrait, la couleur bleue omniprésente désigne le ciel et l’air de manière métonymique, tout en ayant pour hypertexte la littérature germanique. Dans l’œuvre de du Bouchet, l’air et le ciel peuvent être en effet recouverts d’un «glacis» ; l’eau est «bleue hérissée écumes houppées» (du Bouchet, 1998, p. 57); la route est bleue comme la «sauge» (du Bouchet, 1998, p. 24); «le bleu déchiré / ramifie / des mendiants de l’air (Shakespeare)» (du Bouchet, 1998, p. 87); la chair du fruit et le jour sont bleus (du Bouchet, 1998, p. 139); la fleur et la nuit bleues aussi (du Bouchet, 1998, p. 141); «le vieux en bleu de chauffe» (du Bouchet, 1998, p.   144). Plusieurs tendances sont à repérer dans cette présence du bleu chez du Bouchet : les résurgences du Romantisme français correspondant aux grands horizons et aux paysages majestueux présents chez Alphonse de Lamartine, les résurgences du Romantisme allemand et de sa symbo­lique des couleurs présente chez Johann Wolfgang von Goethe avec son traité des couleurs ou chez Novalis avec la fleur bleue et le vêtement de Werther, et enfin les références populaires comme celles du bleu de travail et de la fleur des terrains agricoles. Marquée par la transculturalité et la matérialité, l’écriture du silence chez du Bouchet est une poétique du bleu. Elle entretient d’ailleurs un rapport étroit avec le poème «In Lieblicher Blaüe» de Friedrich Hölderlin. La réécriture et l’emploi de l’italique signalent la volonté d’un transfert et d’une fusion entre deux voix poétiques. Du Bouchet intègre à son propos le ciel bleu d’Hölderlin et fait siennes ses interrogations métaphysiques, tout en transformant ses mots par les jeux graphiques et sonores. L’implantation de la citation questionne le processus de l’oubli car oublier (soustraire à la pleine conscience) peut être synonyme d’une intégration complète, au point de ne plus distinguer la voix de l’autre et sa propre voix. Cet oubli qui n’en est pas un (l’italique le souligne dans l’extrait) ne fait qu’en prendre les caractéristiques linguistiques. Il signale davantage la possibilité d’une combinaison au sein de la création poétique. En effet, l’écriture de du Bouchet est une quête de l’être au plus profond d’une page qui blanchit. Elle est le cri silencieux d’une multitude de voix qui trans-forment.

3 Matérialité d’une saisissante parole muette

L’espace matériel de la page chez du Bouchet est simultanément une métaphore du langage poétique qui met en évidence le lien inextricable entre le dire, l’écrire et le silence. En effet, le silence, «saisissante parole muette» (du Bouchet, 1998, p. 23), peut être éloquent tout en permettant de nuancer l’idée de dialogue proposée par Peyré. L’appropriation par du Bouchet de cette citation de William Shakespeare montre que le mot n’est rien sans le silence, voire que le silence permet une saisie au plus près du monde. L’épiphanie du langage ne peut se faire qu’en tenant compte du silence (quoique relatif) dans lequel elle s’inscrit en tant que dire. Le langage lui-même fait place au silence lorsqu’il ne peut plus dire, malgré l’étendue des mots qui le constituent. Tout comme parler de soi-même peut s’avérer difficile, le langage bute contre la difficulté de se dire, quelle que soit la langue. D’après le poète, le discours se développe parfois pour ne rien dire: «monde, ce / qu’un tel mot veut dire, ou voit, mais — quant à ce qu’il dit…» (du Bouchet, 2000a, p. 74) L’échec du langage dans sa fonction de nomination est donc la condition d’existence d’une différenciation entre le mot et le silence: «ce qui, là, est dit n’est pas couvert par la notation / le dire comme n’avoir une fois de plus rien dit» (du Bouchet, 2000a, p. 28).

3.1 Collusions

Si le silence est non-dit ou si le langage peut être perçu comme un «engagement avec le non-linguistique» [engagement with the non-linguistic] (Wagstaff, 2006, p. 13), il ne peut pas trouver d’équivalence dans le vide mais plutôt dans l’absence de mots. En effet, tout silence peut se transformer en bruissement pour les autres sens ou pour l’affect. Ce sont donc ces silences, support et condition de tout dire, que la poésie de du Bouchet cherche à souligner. Le poète effectue un parallèle entre d’une part le visible et l’invisible, d’autre part le dicible et l’indicible. De fait, le blanc, dès sa nomination en tant que tel, s’inscrit en figure matérielle (dans le sens d’espace déterminé par le cadre de la page) en même temps que les traces noires apparaissent et disparaissent en fonction du point de vue. Le fond blanc est masqué par l’écriture, tandis que l’écriture est rongée par la blancheur. En même temps, la figure du sujet (en tant que persona) s’entremêle avec la (re)présentation du monde dans une dissolution et une distinction simultanées marquées par la présence de l’air et du bleu. Chez du Bouchet, la collusion de ces figures apparaît à des niveaux différents:

Autour du mot la neige est réunie. Le temps —
temps de l’entre-temps — où, prenant consistance, un mot  
recomposé, là, s’y confond avec les éléments qui ne sont pas  
ceux de la langue uniquement, marque le point où il lui  
faut disparaître aussi.  
(…)  
la parole réamalgamée — où elle appuie, ayant débordé un  
sens, sur le fond de consonnes et de voyelles dans lequel le  
terrible par instants reprend corps, accuse — à l’égal d’un  
point d’appui, la fracture du temps, et, de même que le mot  
échu à chaque fois se dégage de ce qu’il a pu signifier, ouvre,  
dans l’entre-temps, au temps d’une attente comme à celui du  
repos différé.  
 
  (du Bouchet, 1998, p. 108)

 

L’écriture est vouée à la disparition ou à l’ouverture au profit d’un indicible, but ultime et volatile de la quête du poète. Le blanc chez du Bouchet constitue l’une des voies d’accès à cet indicible. Mais les métaphores permettent elles aussi de tendre vers l’indicible. La relation peut sembler paradoxale puisque l’indicible, par définition, ne devrait pouvoir se dire. Cependant, la métaphore ne dit pas, elle suggère. Elle touche à un affect en faisant appel à un autre, que ce soit un autre référent (­comme Hölderlin, Shakespeare, Celan…), une autre langue (comme l’allemand) ou un autre système sémiotique (les œuvres des peintres face aux textes dans les livres de dialogue). En outre, la métaphore poétique chez du Bouchet traduit paradoxalement la relation à l’altérité par le biais d’une similitude. Ainsi, son écriture ne parle pas de cet autre mais le suggère par les traces noires que sont les mots et par les blancs, à la fois inter­valle sans voix et «fracas» (du Bouchet, 2000a, p. 89) qui prennent corps et se dissolvent dans l’air et le bleu.

Le silence du blanc, suspension du discours, serait alors une langue méta­phorique pour dire l’indicible ou cet autre versant du langage (Aquien, 1997). La poésie est vécue par du Bouchet comme une langue étrangère et souligne son rapport à la traduction des poètes de langue allemande. Toute langue est alors vouée à l’imprécision puisque toute traduction est perte et qu’elle est vécue par le poète dans la douleur: «langue à traduire / qui, parvenant comme la route frayée, néanmoins / écorche au passage» (du Bouchet, 2000a, p. 29). La poésie doit ainsi trouver sa propre langue qui n’est liée à aucune nation car elle dit l’indicible dans sa propre disparition et dans sa pulvérisation sur la page. Elle est ce «mot dégagé des mots / précipitation pure» (du Bouchet, 2000a, p. 64). Elle est aussi la «parole précipitée – précipitation pure – comme elle appuie, plus fortement qu’un / sens ne l’admet, sur sa consistance de syllabes» (du Bouchet, 1996, p. 11). Elle n’est pas une constellation mallarméenne, elle est semblable à la pluie («précipitation»): à la fois une et multiple, faite de gouttes distinctes qui cherchent à fusionner et de sonorités nombreuses qui s’agglutinent. Elle n’est pas lointaine comme les étoiles car la distance s’est raccourcie. De fait, le temps et les actions se précipitent; et le poète souhaite un rapprochement avec l’autre. La poésie peut donc être hésitation ou oscillation:

Ce balbutiement blanc  
   
cette bulle  
   
la figure  
encore criblée de pierres  
   
à côté de chaque roue  
   
dans la paille  
   
qui craque  
   
près de la lumière.  
   
  (du Bouchet, 1984, p. 15)

 

Dans le poème, le blanc est un «balbutiement». Il n’est donc qu’un avatar du langage: le «balbutiement blanc» tend à dire mais n’atteint pas complètement l’objet du discours. Il réside seulement dans une certaine proximité. De plus, la figure «criblée de pierres» apparaît dans une contiguïté avec la couleur évoquée par le texte et le blanc typographique qui pénètre le texte. Le blanc effectue des trouées dans l’écriture. Seule la coexistence des deux permet l’épiphanie luminescente de la poésie, faisant de la page un «support élémentaire» (du Bouchet, 1990b, p. 10) sur lequel elle apparaît. Du Bouchet emploie cette même expression dans un essai sur le peintre Miklos Bokor. Rattachée à sa poétique, l’expression signale le parallèle implicite effectué par le poète entre la peinture et la poésie pour insister sur l’espace matériel du texte.

3.2 Une expérimentation poétique

Le «support élémentaire» désignant une réalité concrète, l’adjectif «élémentaire» est à comprendre au sens de « primaire » et plus particulièrement au sens de «fondamental». Il s’agit d’un «muet [qui] n’est qu’une voix attendue, figure de la voix / sans voix / le support de la voix / au centre / se découvre le support qu’on n'atteint pas» (du Bouchet, 2000a, pp. 26-27). Le support souligne le sens de cet indicible essentiel sur lequel paraît toute figure, que ce soit le mot, la trace de couleur ou la persona. Le blanc de la toile et de la page constitue ce support élémentaire. La poésie de du Bouchet est donc axée sur une certaine matérialité. Elle lie d’ailleurs l’écriture et les éléments naturels, notamment au travers de personnifications comme «neige. glace. eau. si vous êtes des mots parlez» (du Bouchet, 1986). Dans les métaphores du ciel et de la terre (métaphores élémentaires), on retrouve les mêmes thématiques du langage et du silence, ou de l’inscription d’une parole sur l’écran du monde:

une ténuité, où elle aura tranché, de fil suffit à rendre  
compte de l’infigurable qu’on appellera — immatériel  
tant qu’ils s’étend à l’écart — ciel  
(…)  
représentation de ce qui n’est pas figurable reconduite  
jusqu’au sol, pour être, là encore, et dans un cillement,  
dans l’épaisseur, annulée  
   
  (du Bouchet, 2000a, pp. 75-76)

 

L’indicible fait retour sous la forme métaphorique du ciel, autrement dit de ce qui semble sans limite, de ce qui est partout à la fois, tout en étant insaisissable. Le dicible apparaît quant à lui sous la forme d’un langage plus terre-à-terre comme le quotidien d’un agriculteur qui saisit une poignée de terre à pleines mains. Pour le poète, l’indicible n’est pas humain, il est «hors de l’humain», «antérieur à la parole, et précurseur, chaque fois, d’une parole comme étrangère sur l’instant à l’acquis de sens» (du Bouchet, 1996, p. 13). Le dire imparfait et la suggestion poétique donnent le sentiment de l’être et de l’autre versant du langage, sorte d’antériorité et de postériorité du langage. Par la représentation typographique, la parole poétique tente uniquement de souligner le mode de présence de ce fond blanc originel sur lequel paraît le langage. Le regard posé sur la page poétique com-prend la beauté d’une telle investigation qui s’avère «hospitalière» (du Bouchet, 1996, p. 15) et renferme en son sein une infinité de possibilités. Ainsi, le langage ne peut épuiser l’indicible en même temps qu’il a du mal à désigner un mode d’accès stable à cet indicible. Cette difficulté se résout chez du Bouchet par l’expérimentation poétique.

De fait, dans les recueils de du Bouchet, la métaphore acquiert un statut particulier car elle semble dire tout et son contraire comme dans les vers suivants: «je sors de la chambre / comme si j’étais dehors» (du Bouchet, 1984, p. 64); «entre l’air et la pierre, j’entre dans un / champ sans mur. Je sens la peau de l’air, et pourtant / nous demeurons séparés» (du Bouchet, 1984, p. 69); «quand je ne vois rien, je vois l’air» (du Bouchet, 1984, p. 78); «je reviens, / sans être sorti» (du Bouchet, 1984, p. 99). Le je poétique se situe constamment dans une situation difficilement représentable. Le paradoxe incessant dénote ainsi l’échec d’un vouloir-dire par la suggestion métaphorique. Il souligne ce qui échappe à la possibilité d’une représentation fixe. Il met aussi en évidence l’existence d’un indicible en même temps qu’il le tait. Le poète ne donne pas un sens à la poésie mais va «dans un sens» (du Bouchet, 1989, p. 58) apparaissant sous la forme d’un langage-zéro mis en évidence par le blanc. Le paradoxe est aussi la preuve de l’existence d’un sens qui se cherche puisque l’écriture va et vient au gré de l’investigation langagière et des séquences poétiques:

«fragmenté», ou
  qu’il n’y ait qu’une seule phrase. (…)
        Voilà le défaut de mon esprit: l’unité, le désir d’une unité
d’une fusion complète. Des «fragments» (ou qui apparaissent comme tels)
uniquement parce qu’il est impossible de tout dire en une phrase unique
   
  (du Bouchet, 1990a, p. 5)

 

Le fragment souligne les configurations possibles du langage au sein de la poésie. Elle ne peut donc s’immobiliser. C’est aussi le sens du leitmotiv de la route ou des visions aériennes. Puisque le poète ne peut dire l’impossible, il faut répéter, récrire comme pour en redoubler vainement l’intensité ou comme pour les marteler au plus profond du réel, entre plusieurs langues: «Es ist: / deux fois: / deux fois pour rien — être itéré — et chose — comme à nouveau le nul qui une seule fois intervient: est.» (du Bouchet, 1989, pp. 89-90) Dire le monde est une quête infinie car les fragments, les poèmes, les recueils, les discours, les langues ne sont que des fins provisoires. La poésie devient le révélateur de l’existence de cet être dont la présence au monde est invisible, inaudible et pourtant «fracassante» (du Bouchet, 2000a, p. 89).

4 Conclusion

Par le dialogue du peintre et du poète, par la multiplicité des rapports du noir et du blanc sur la page, mais aussi par la dissolution de la voix poétique dans le bleu de l’air et du souffle, l’idée de «fracas» peut paraître surprenante. Elle prend néanmoins tout son sens car la quête ontologique du poète ne correspond pas un repli sur soi. Au contraire, elle résulte de la confrontation avec l’autre, qui peut créer des ruptures violentes ou des chocs, ce qui est aussi le cas du «support élémentaire» de la poésie de du Bouchet. La matérialité de son écriture est donc «fracas» audible et visible dans ses fragments: «le support intermittent éclaire.                 inentendu.» (du Bouchet, 1989, p. 11) Par son retrait et l’emploi du blanc au cœur de la séquence, ce dernier fragment laisse transparaître en filigrane l’impossible saisissement d’une totalité du réel et de l’être. Pourtant, la poésie agit bien comme une réconciliation du muet et de la parole, de l’un et des autres. De la sorte, le blanc qui précède le mot «inentendu» fait partie de la phrase puisque l’adjectif ne prend pas de majuscule. Le «support élémentaire» permet alors l’existence d’un langage hors de l’écriture, un langage originel hors du temps humain que les langues ne peuvent traduire mais dans lesquelles il prend forme. Fracas, la parole poétique s’extériorise. La voix donne corps aux mots mais aussi à l’altérité et au silence, comme un moteur blanc (du Bouchet, 1984). Le poème est «ici en deux» (du Bouchet, 1986), positionné entre le dedans et le dehors, le soi et l’autre. L’incursion de cette altérité dans l’œuvre du poète se fait souffle, d’une part avec l’expiration par laquelle passent les mots proférés, d’autre part avec l’inspiration qui revient à soi comme une absorption. Henri Maldiney écrit à ce sujet que «la parole poétique articule une réceptivité inaugurale. Elle se met au ton, à chaque fois, de l’ouverture du monde, pour l’accueil.» (Maldiney, 2003, p. 87) Le poète et le lecteur s’ouvrent donc l’un (à) l’autre, mais surtout à ce «support élémentaire» qui peut être la page, et à l’espace de la profération. Dans la présence de la page et de ses composantes, le lecteur se libère d’une parole normée, paralysante pour la compréhension d’un support primordial dont la poésie préserve la trace.

Références

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[1] Voir aussi le «Pallaksch, Pallaksch» de Paul Celan, qui veut dire à la fois «oui» et «non», dans le poème «Tübingen, Jänner». Du Bouchet a traduit de nombreux textes de Celan.

× Footnote:
[received March 13, 2020
acceptd October 21, 2020]

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